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Voyage d'éléphants
5 octobre 2010

Rien n'est productif comme la veille d'un départ.

   

     A partir de quand un homme cesse-t-il d'être compréhensible? A quel moment disparaît-il, à partir de quand dit-on de lui que c'est un fou? Puis-je m'entraîner toute ma vie à accepter la fin de toute chose? A me reconstruire derrière chaque privation? J'étais heureux d'écrire. Qu'on me lise et qu'on me critique, et je voyais les mots mourir en fossiles comme des coraux brusquement plongés dans un bain d'acide. J'avais toujours le temps de m'échapper derrière, de me reformuler. On me retrouvait, on m'annulait autre fois, et je devais à nouveau m'enfuir... J'aime toutes les odeurs, je suis comme les chiens. C'est pourquoi je suis parti en ballade, sans savoir quand je devais rentrer. Alors les zancudos m'ont piqué, même à travers mon jean. Et je vais maintenant vous raconter comment j'ai cherché à ouvrir la sensation de démangeaison de mes cuisses, comment je l'ai faite disparaître en suivant sa croissance épidermique comme la crête d'une vague, comment j'ai cherché à ouvrir la sensation de plaie, et suis tombé sur un os. Il est bien possible que le corail ait besoin qu'on le détruise, pour continuer de bâtir ses palais sous-marins.



Je n'ai pas de morale des odeurs,
mais en revenant de ce voyage, je serai un homme bon
.

PREMIÈRE PARTIE: BOGOTÁ - MEDELLÍN


05 Octobre 2010   Réveil à 4h30. Les crépitements sur le toit n'annoncent rien de bon. Et dehors il fait nuit noire... Qu'importent, il faut partir! Je m'enchevêtre dans ma cape, et puis me mets en route, au son de:

Tombe, tombe, tombe la pluie
Tombe sur mon parapluie
Mais je n'ai pas de parapluie
Alors tombe sur mon fourbis.

Il me faut éviter, en plus des nids de poules, des mendiants et des coins sombres, les flaques. Elles sont immenses comme l'oeil d'un dieu. Le Titicaca n'est certainement pas en Bolivie: il est sur la treizième avenue, je l'ai vu ce matin. Je la remonte jusqu'à la calle 78 où je retrouve Laura K., cette nord-américaine que je connais à peine, et qui devient aujourd'hui mon compagnon d'infortune, mon seul réconfort dans les coups durs, mon Sancho Panza et mon dernier rempart en cas d'attaque. Ensemble, nous traverserons Bogota en diagonale, ce qui nous prendra deux heures. A six heures du matin, il y a déjà un trafic et une activité intenses, dès le lever du jour en fait. Par chance, la pluie s'arrêtera rapidement de tomber. Nous sortirons par l'avenue 80 (direction Medellin). Nous chasserons la baleine jusqu'à extinction. Nous ramasserons aussi de la boue, vu que nous ne sommes pas équipés pour ce. En moins de 10 kilomètres, nous serons déjà plus maculés que leo onca, dit le jagüar. Remarque, ça servira peut-être... Une petite motte voltigeuse se faufilera telle une balle de flipper entre ma pommette et les lunettes de cycliste chargées de ma protection pour venir frapper mon oeil. Impossible de s'arrêter pour l'enlever à cause des camions. Je pleure mon cyclope. Et que cette larme mette un terme à mon vilain jeu avec la conjugaison: le futur, les aventuriers voyageurs n'en ont pas.

   Nous parcourons 30 kms d'à peu près plat, puis nous descendons 50 kms jusqu'à Villeta. Cinquante kilomètres qu'il nous faudra un jour remonter, vous verrez. Nous arrivons à 700 mètres d'altitude. L'air y est lourd et très chaud. Il y a des bananiers partout. L'atmosphère est beaucoup trop riche pour mes poumons habitués en un mois à vivre en altitude. Je sens leurs deux bouts peser dans ma poitrine comme des sacoches de facteur. Point de côté.

   Nous appelons Joaquin Ortega, notre copain sur place, qui vient nous chercher à l'entrée du village en moto. Il nous emmène chez lui décharger nos affaires, puis dans un atelier pour réparer nos vélos (mes freins sont morts), enfin almorcer. Tout le monde se connaît dans ce village. Le ferrailleur nous offre les pièces de rechange gratos, et le mécano accepte à contrecoeur 1000 pesos sur notre insistance pour les réparations. Joaquin nous offre le repas. En ce premier jour de voyage, les gens se prennent de passion pour notre projet et veulent tous nous aider. De leurs efforts semblent dépendre la distance que nous réussirons à abattre. J'ignore moi-même jusqu'où j'irai, combien de temps je tiendrai assis sur ma selle, à pousser comme ne savent le faire que les femmes enceintes, les constipés et les sourds.

   Ensuite, il nous emmène marcher dans les environs. Direction une belle cascade. Pont-de-singe, termitières géantes, fourmis agricoles, canaris sauvages, papillons hallucinogènes, tourbillons, plongeoirs naturels et corniches secrètes nous y attendent. Nous nous baignons dans cette eau trouble et tiède qui vient laver nos premières sueurs. Joaquin me montre comment plonger au coeur de la cascade qui m'enfonce et me recrache six mètres plus loin, et comment passer derrière son rideau d'avalanche, à travers lequel la foi mène celui qu'elle guide vers un passage où l'on trouve de l'air pour respirer, pour pas crever maintenant, avant d'avoir rien commencé.

   Une salade de fruits dans la fraîcheur de la nuit tombée termine ce jour, avant de dormir dans un cellier, sur nos colchonetas de campeurs, bercés par les ronflements sonores de Joaquin. Je marque un premier point, avec mes boules quies et mon masque de nuit.

mapa1

Lexique:

almorzar : déjeuner

calle : rue

colchoneta : matelas de gymnastique, roulable et emportable en camping

zancudo : moustique

1000 pesos colombiens = 40 centimes d'euro

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Commentaires
G
Ça me fait vraiment plaisir de lire ce texte qui reflète vraiment ce que j'aime chez toi. <br /> <br /> A l'heure où la sainte université a oublié les fondamentaux de la vie et de la pensée vibrante, il est capitale de cultiver son ermitage intérieur d'où on contemple la vraie saveur de la vie , qui parle dans les feuilles légères et les sourires d'enfant, dans l'onde cristalline comme dans la course du vent.<br /> <br /> Cela n'a rien d'une fuite, c'est un ressourcement. <br /> <br /> Alors vas mon vieux, et deviens bon, même si j'ai peur que ce ne soit déjà le cas !
K
Superbe !<br /> Je m'amuse fort à te lire et déchiffrer les secrets de ton écriture, petit magicien malicieux..."les voyageurs aventuriers ne connaissent pas le futur simple" ..oh que oui. Hey ça marche aussi quand on enlève le "des odeurs" et "bon" du titre ! Petit aède, (je dis petit parce que le décor que tu crées autour de toi parait gigantesque, éléphantesque par rapport à toi), contes nous ton odysée sans rien dissimuler...De toute façon, c'est comme le film "ma vie sans moi", nous n'avons accès qu'à ,20... peut être 10 % de ce dont tu parles réellement...mais quels 10 % !
Voyage d'éléphants
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