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Voyage d'éléphants
24 octobre 2010

Affreux, sales et méchants

   A cinq heures du matin, nous préparons nos bagages, sous les regards vides des quatre yeux grands ouverts des deux jeunes gardiens de l'hôtel, étalés à plat-bedon sur un sofa, la bave aux lèvres, défoncés à mort. Une éléctronique minimaliste égrenne ses basses en sourdine, au milieu de leur mofette et de leurs rêves. J'aurais pu les sodomiser en rythme, sans qu'ils s'en rendent compte, si j'en avais eu le coeur.

   Notre route passe par l'avenida Santander, et une très grosse averse. J'ai fini par m'y habituer, et continue malgré les trombes d'eaux qui me trempent les chairs. Je me dis qu'il vaut mieux ça qu'une canicule, et que mes affaires ne seront pas mouillées, emballées comme elles le sont sous trois couches de plastiques. Un grand changement dans cette histoire: je pédale désormais loin devant K., une inversion durable et qui se maintiendra jusqu'à Maicao. Je pense que ce nouveau rapport de force est en grande partie dû au climat: en tant que méditerranéen aux origines douteuses, l'effort sous la chaleur ne me dérange guère, alors que ma pauvre barby girl souffre considérablement des rayons tropicaux. Il faut dire aussi que mes cuisses se sont pas mal affermies, et que j'ai perdu au moins cinq kilos, malgré ma cure au patacón.
   Nous avançons très vite sur ces routes plates, et almorçons à l'entrée de Barranquilla. Nous faisons la sieste derrière le restaurant, sur une dalle de ciment à l'ombre, au milieu de la merde des poules. Difficile d'expliquer pourquoi je trouve ça délicieux quand même. La traversée de Barranquilla est bien laide: c'est une énorme ville industrielle qui a l'air encore plus ravagée par l'alcolisme que le reste du pays. Partout des buvettes grouillant d'hommes enlaidis par la boisson, les routes sont dans un état déplorable, lorsqu'il y en a (une partie de l'autoroute est en terre, crevée par les pluies comme un champ de mines), et les gens y vivent au milieu de leurs ordures. Personne n'a l'air d'en avoir rien à foutre.
   Nous quittons cet endroit de malheur, mais commettons l'erreur de nous avancer sur la route sans bien nous renseigner sur la présence d'hôtels. Résultat: nous sommes piégés par la nuit au milieu de nulle part, dans une région sinistrée par les inondations et la misère humaine, avec plus de 140 kms dans les pattes (notre record!), et la ville la plus proche se situant à plus de 30 kms. Heureusement que les colombiens, très au courant sur les risques de leur propre pays, sont pour la plupart extrêmement vigilants et protecteurs avec les voyageurs. C'est ainsi que Rafael, un motard charitable, nous a suivi au pas tous feux allumés le temps que nous trouvions une finca pas trop cragnos où nous puissions passer la nuit. Ce qui s'est passé là-bas mérite un gros travail écrit. Je pense que nous y avons atteint notre plus haut pic de différence culturelle. Là encore, n'ayez aucune inquiétude quant à la suite des évènements: installez vous juste de façon bien confortable, au calme, pour apprécier la rencontre avec une famille de costeños dont j'ai sans doute oublié le nom...

   "Il est dimanche soir et ils sont tous saoûls. Cela fait quarante huit heures qu'ils têtent en cercle l'immense barril de rhum qui trône dans la première des trois pièces où s'entassent quatorze personnes et quatre chiens; oui je sais, même pour un matheux, cela fait beaucoup de nombre. Pendant ce temps là, les enfants jouent sous la table. Celle-ci les protège tant bien que mal de la pluie de crachat d'hommes et d'urine de clébards qui se soulagent librement dans cette polyvalente salle à manger. Autour de la maison, les buffles zonent dans un vaste marécage où enfante la race de moustiques la plus féroce au monde. Seule la porcherie trône, sauvée des eaux, et les vents nous apportent ses fumées et ses cris trop humains qui parfois surpassent le vacarme du générateur éléctrique en permanence abreuvé d'essence; de l'essence maison, fabriquée dans la cuisine, à côté du sancocho. On s'empresse de nous en servir deux bols, et malgré ma résistance absolue face au boire, je suis forcé d'ingurgiter sept verres de rhum pour ne pas incommoder nos hôtes. Les fenêtres de moustiquaire crépitent sous les assauts furieux des zancudos affamés, et font écho au bourdonnement alcolique qui commence à envahir ma paroi cranienne. Je contemple le grand-père, le père, trois oncles et un voisin, tout cent trente kilos conducteurs de trois tonnes, qui me frappent dans le dos à tour de rôle pour m'encourager. Ils ont à peine assez d'équilibre pour se tenir debout et aller pisser dehors, mais certains rentreront avec leurs familles à Barranquilla ce soir. Heureusement quand je pose la question, les enfants me rassurent: "Ne t'inquiète pas, papa conduit mieux bourré, il fait ça depuis qu'il a dix-sept ans!".
   Au début l'ambiance est assez bonne. Les hommes se prennent de sympathie pour notre aventure, nous posent pleins de questions avant de rapidement nous interrompre par des postillons, des bien sûr et des saintes bénédictions. Je n'avais jamais vu autant de prêche et de ferveur que chez ces gens dépravés. Même la pluie qui traverse le plafond est un cadeau de Dieu, comme ils le crient avec force. Les femmes acquiessent, en piquant du nez. Ce n'est donc pas ce soir qu'ils vont réparer le toit.
   Le fils d'un des oncles me conduit dehors pour me faire visiter les alentours de la ferme. Après ce que j'ai vu, je trouve la compagnie des cochons plutôt sympa. Ensuite il m'entraîne sous un arbre dans le noir, et commence à me parler de lui. Il me dit qu'il aimerait faire des études de droit après l'école, mais qu'il n'ose pas en parler à son père. Il est le dernier d'une lignée de frères qui sont tous devenus camioneurs, et rêve de quelque chose de différent. Il parle un peu anglais, a lu quelques livres, et surtout, il a vu le monde à travers internet. Quel dommage qu'il soit déjà tombé dans la picole. Nous avons tout juste le temps d'échanger nos facebooks, avant que les hommes sortent en braillant après lui, découvrent notre apparté, nous happent dans leur cercle et commandent de prier béatement pour remercier le Seigneur de la pluie qui tombe sur nos tronches. Je surenchéris de fraternité et de harangue, pour ne pas décevoir. Puis ils nous invitent à rentrer vite, avant de prendre froid.
      C'est alors que les ennuis commencent. Le père du gamin me demande de m'asseoir pour causer un brin. J'ai déjà tout deviné de son état et de ses intentions, c'est un peu facile comme lire entre les cornes d'un taureau qui charge, et je m'exécute docilement. A ce moment là, la génératrice tombe en panne, et nous plongeons dans le noir. On apporte vite une bougie, et l'interrogatoire se lance. Que racontais-tu à mon fils dehors? Pourquoi vous être ainsi éloignés? Qu'est ce que vous traffiquiez? Je ne comprends pas pourquoi tu refusais de boire tout à l'heure. Reste là (tirant K. par le bras, qui fait une vaine tentative pour aller dormir). J'ai déjà conduit un camion pendant vint-quatre heures, et je sais ce que c'est que d'être fatigué. Vous prétendez voyager en vélo, or je ne vous trouve pas trop cansados. Etc, etc. Deux autres types se sont assis à côté de moi pour assister au débat, l'air indécis sur le parti à prendre. Le fils est également présent, le regard sur ses pieds, sans oser rien dire. Je suis à quinze centimètres du visage d'une montagne, et à dix de la bougie, une douloureuse présence maintenue entre nos quatre yeux. Mais les siens ne semblent ne plus bien voir. Ils louchent dans le vide, stupidement, à la recherche d'une nouvelle attaque contre mes plaidoieries. Car je ne suis pas resté muet, bien que parlant avec la plus extrême des prudences. Je sais que je joue gros, d'ailleurs l'adrénaline circule en masse dans mes veines, et il se produit un phénomène étrange: les mots sortent seuls de ma bouche. Je les contemple, impuissant, former les phrases d'une rhétorique inconnue, un espagnol dont je n'ai pas l'habitude, mélange de mimétisme avec ce gros bonhomme, de mes nombreuses lectures longtemps restées silencieuses, et de leçons apprises à l'école, dont je ne me serais pas douté qu'elles fussent si utiles un jour. Je débite ainsi de longues phrases précautionneuses l'invitant au calme, au pardon de mon offense, de saluts et de fraternités pour cette famille qui nous a si généreusement accueillis, j'attire la pitié sur les voyageurs sans défense, je cite la Bible, je répète tous les mots de sympathie appris sur la route de mille et une bouches, je lui parle de la Colombie, de tout ce que j'y ai vu en vrai comme en rêve, et de la bonté de ses habitants. J'ai l'impression que ce sont mes globules rouges qui s'expriment au lieu de mes neurones: jamais je n'ai parlé de façon aussi précise et aussi fluide qu'en cette paire d'heures, comme si mes ancêtres s'étaient soudain emparés de mon larynx pour sauver la carcasse de leur descendance.
    Bonhomme se lève, se rassoit (premier essai raté), puis se relève encore, et me tombe dans les bras en pleurant. J'essaie de ne pas m'effondrer sous le poids de sa graisse. J'ai charmé les serpents, je charmerai les monstres."

   Nous pouvons donc enfin regagner la chambre à coucher. Le père de la famille, Jésus, se rend bien compte du côté gênant de cette scène, et multiplie les efforts pour nous rassurer. Il nous dit que nous pouvons nous enfermer à clef si nous le désirons. K. et moi discutons pendant une heure de la situation, en anglais, pour ne pas être surpris par des oreilles indiscrètes. Résolvant que ne nous courons pas de réel danger (pas plus grand que de repartir à minuit sur cette route sinistre), nous nous couchons, elle sur le lit moi par-terre, mais ne fermons pas l'oeil de la nuit, à cause du coq qui chante à toutes heures, des pleurs répétés des enfants, des cris des chiens, des aboiements des hommes, et du générateur éléctrique qui se remet ponctuellement en marche et fait trembler les murs. Jésus nous dit que nous pouvons le réveiller à n'importe quelle heure en cas de besoin. Mais à cinq heures du matin, quand nous décidons de quitter cette maison hantée par les vivants, il ronfle bruyamment, tandis que sa femme est déjà debout, préparant le petit-déjeuner en s'occupant des gosses. Nous sortons aussi vite que le permet la courtoisie, et éprouvons un grand soulagement dans la chaleur de l'air du matin.
En partant, je jette un dernier coup d'oeil à ces curieux enfants à la peau noire, et aux cheveux rendus blonds par les brûlures du soleil.

Mapa_1

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Commentaires
A
La prochaine fois ne te prive pas pour l'enculade en rythme !
P
Merci pour ce récit que nous dévorons avec un grand plaisir et parfois qq frissons mais tu as bien su gérer les situations difficiles. Bravo pour la performance physique mais qui n'aurait pas été suffisante sans ton mental extraordinaire.<br /> Continue à nous faire rêver et bises à Laura.
A
encore!encore!
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