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Voyage d'éléphants
8 octobre 2010

Río Claro

   Avec Laura K., nous nous sommes levés pleins de diarrhée. En plus, sa roue arrière a crevé au moment de partir. Mais une heure après, nous continuer d'ajouter des kilomètres aux kilomètres comme on enfile des perles les unes après les autres sur un collier sans fil. La première chose que j'ai faite avec ma cuillière de campeur toute neuve, ça a été de me touiller un smecta.
Finalement nous n'étions plus très loin du Río Claro. Nous aurions probablement pu l'atteindre hier soir avant le coucher du soleil. Mais c'est toujours difficile d'évaluer le chemin à parcourir dans un pays où tout le monde répond "cinco kilometros" ou "una hora" avant de t'avouer finalement qu'ils ne connaissent pas le lieu dont tu leur parles. Bogotá? "A unas ocho horas." Los Estados Unidos? "Hmmm... de aquí a unas ocho horas". Pour un paysan de la vallée c'est la même chose: un endroit éloigné, pour ainsi dire imaginaire, où il n'ira jamais de sa vie.
   Nous étions donc épuisés en arrivant au parc, et bien qu'il soit encore tôt le matin, nous avons décidé de nous y arrêter un jour pour nous soigner. Nous avons commencé par nous affaler sous un arbre, dans la seule zone pas trop marécageuse, histoire de laisser aux insectes et au soleil quelques heures pour nous dévorer. Deux sapiens sans forces. Un festin. Et du sang neuf en plus, d'importation, celui-là vient même de l'autre côté de l'atlantique! Faut y goûter!
En échange de mon don du sang, les insectes m'insufflèrent quelques pensées, mauvaises, avec le battement de leurs ailes dans mes tympans enflés. Les pensées sont bien pire que les virus. Elles prolifèrent davantage et sont beaucoup plus contagieuses d'un humain à l'autre. Plusieurs ont déjà fait le tour du monde, parasitant en profondeur notre espèce. Je livrerai peut-être aujourd'hui un nouveau foyer d'infection. Je vous demande pardon.

"En Colombia no hay que confiar. Quand vous découvrez un nouvel insecte sauvage, commencez par vous demander pourquoi il s'est aussi ostensiblement rapproché de vous. Vous en deviendrez paranos au point de chasser avec rage vos propres gouttes de sueur. Les plus chatouilleuses.
Je pense qu'il est pertinent de penser la mouche de façon quantique. Il y a une présence de mouche, que les aliments et les corps abandonnés servent à révéler. L'insecte est la mouche perçue sous sa forme particulaire. On modifie le cours de la mouche en abandonnant un aliment.
Les mouches sont si nombreuses que l'on finit par leur concéder des zones franches sur le corps (les cheveux oui, mais pas sur le visage, etc), comme aux petits enfants. La mouche est la véritable guerrilla éternelle de ce pays.
"

   Nous n'avons cependant pas passé la journée à rêver d'insectes (bien qu'en revanche ces derniers aient été d'une attention constante à notre égard).
Mais avant de poursuivre, le moment est sans doute venu de présenter quelques excuses aux lectrices pour les obscennités qui encombrent cette histoire. Je dois néanmoins dire pour ma défense que ce n'est pas moi qui les ai voulues: je comptais m'en tenir publiquement à la stricte narration de ce voyage, sans y adjoindre le moindre condiment. Mais nombre d'entre vous m'ont réclamé un récit sans censure... Que les ai-je écoutés, moi, scatologique de tous les temps, dont la fâcheuse manie est d'écrire tout ce que je pense! Ah, je vais causer bien du souci à mes parents! Ils auraient dû choisir, à l'enfance, entre me léguer de la testostérone ou de l'éducation: me livrer les deux, c'était m'entraîner à l'offense. Je serais pourtant le premier à me débrancher, je le jure, si j'étais le seul de mon espèce. Mais hélas, qu'on le veuille ou non, pour tout ce que je vais taire, il s'en trouvera toujours un autre qui le dise à ma place, et sans altération.
Je peux donc bien, sans remords, poursuivre le conte à ma façon.

C'est parti, Jacki, fais tourner la quatrelle...

   Or donc, n'ayant pas de feu, je suis allé me faire cuire du riz chez les filles de la portière du parc, rendues moitié folles par quinze années d'isolement et d'inactivité (j'ai eu le malheur de leur demander si elles étaient en vacances). J'ai mangé tout le riz et bu toute l'eau de cuisson. Ben quoi, je n'allais quand même pas rentrer en France pour une diarrhée! Si je dois revenir pour un accident, je veux qu'au moins ce soit grave, que je laisse sur place une jambe ou un doigt, dans la gueule d'un Farc ou d'un jagüar. Quelque chose qui puisse être retrouvé et identifié. Que je laisse un gosse. Alors que le caca, personne ne pourra prouver que c'était le mien (surtout pas celui-là qui s'évapore). Il paraît qu'on ne peut même pas les reconnaître par un test ADN (du genre paternité). Non, pour renoncer dans cette aventure, il me faut une perte bien plus substantielle.
   Attention, Henri Michaux c'est le gong, et bien moi c'est le groin: je vais me crever du derrière et d'insomnie pour satisfaire vos babines de lecteurs. Ceci n'est pas de la lecture, bordel! C'est de la m....!
   Revenons-en à mes filles. La mère passe la journée assise devant la porte, pendant que le père fait mumuse avec sa scie électrique derrière un rideau de bâche qui protège mal son foyer du bruit et des poussières. Il ne s'est même pas dérangé pour voir quel homme en voulait à sa progéniture. Je vous le dis: ça doit les baiser sec les filles, les autres travailleurs du parc, et peut être même les campeurs. Le père? Le petit frère de quatre ans, on dirait qu'elles l'attachent pendant des heures pour s'amuser. Et comme ça doit se masturber dans ce taudis!
    Allons, j'ai sûrement exagéré ce que j'ai vu, il est peu probable que la situation soit aussi morbide qu'elle le paraisse. Peut-être que l'adolescence suffisait à expliquer leurs regards torves...

   Quand la chaleur baisse un peu, nous décidons de monter les tentes et ranger nos affaires pour aller faire une promenade. Malheureusement, je m'aperçois que la mienne est cassée: l'élastique liant les montures s'est rompu, et il me manque une pièce métallique indispensable. Je suis sur le point de craquer nerveusement et m'en retourner à Bogotá. J'ai l'impression d'en avoir trop vu de la Colombie sauvage, je suis malade, fatigué, et la perte de ce foyer, qui bien que me protégeant mal des pluies incarnait pour moi tout réconfort, me jette au fond d'un gouffre. Je suis miraculeusement sauvé par ma compagnonne: Laura K., pleine de sang-froid, invente une atèle pour ma tente et tout fonctionne. L'opération prend bien une heure, mais pour la première fois depuis le début du voyage nous nous parlons, nous nous racontons nos vies et nous découvrons nos sentiments. Finis les étirements de spartiates dans le silence du matin, après avoir refait le bagage défait la veille au soir, et fait la veille au matin, comme tous les matins. Loin d'être muette et insensible, je découvre en Laura K. un certain humour, et beaucoup plus d'attention qu'elle ne le laisse croire. J'ai aussi la preuve de sa patience: elle n'a pas bronché quand une fois réparé ma tente, j'ai découvert la pièce manquante deux mètres plus loin dans le gazon...
    Nous nous baignons dans le Río Claro dont l'eau est limpide et délicieuse, et partons explorer le parc. C'est très beau. Nous voyons (entre autres) des colonies de tarentules, des papillons géants et des chauves-souris endormies sous la roche. Bien que nous nous sentions très faibles, tous membres endoloris à cause d'une vraisemblable insolation, nous savourons ce moment de détente. Le parc de Río Claro est très bien entretenu, avec de bons sentiers emménagés parsemés de plans, activités et renseignements sur la ballade et la nature environnante. Nous rentrons au crépuscule et je parviens à faire chauffer du chocolat à l'aide de trois bougies. Nous discutons un long moment dans le noir autour de cette cuisinière improvisée, qui apporte autant de romantisme que de petits suceurs de sang. Un immense rongeur inconnu passe à côté de nous, et la prairie se constelle de lucioles volantes. J'en suis surpris, je n'en avais jamais vu. A vingt deux ans je suis fasciné comme un gosse.
   La nuit est très reposante, malgré la pire pluie que nous ayons connue. Je me réveille les pieds dans une mare: ma tente.

Mapa_Bogot__Medell_n_4

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