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Voyage d'éléphants
2 novembre 2010

Chez Ali manchot, repas froids.

Les lendemains de cuite sont toujours de très longues journées.

   3h00 du matin: réveil. Terrible crampe du dormeur de hamac. Préparer les affaires, remplir les bouteilles, payer la nena, monter dans la camionette qui nous attend exprès dans un contrat conclus la veille avec le gros vendeur. Il était donc vraiment sincère. Je voyage à cheval dans la nuit sur une caisse de polars. Le vent fouette mon visage, mais je demeure, souriant, à contempler la route, les nombreux animaux que surprennent les phares, le parc éolien sortant de l'ombre, je me dis: tout ça est très beau. Nous sommes secoués par de nombreux chaos, et la camionette est capable de traverser les fleuves engendrés par les pluies, profonds de près d'un mètre, large de dix parfois. Nous arrivons à 6h30 à Uribia. Je charge mon vélo et le reste de mes bagages laissés à l'hôtel "4 vías". Mes roues sont un peu dégonflées, j'y met de l'air et de l'ordre, pendant que l'on file vers la croisée des chemins à vive allure. Un jeune indien monte en marche, il sort de sous sa veste un bel oiseau qu'il a attrapé dans son sommeil, et dont il nous informe que c'est un fameux chanteur. L'oiseau fait tout le trajet dans sa main, avec l'air morne et résigné de quelqu'un qui va bientôt entamer sa longue carrière. Adieux d'avec Dayro et Diana. Je m'enfile une large portion de chevreau rôti, d'arepas et de tinto caliente en guise de petit déjeuner, tout ça dans le soleil et la poussière des cuatro vías, puis les 19 kms qui me séparent de Maicao. Je prie pour pas crever, car ma chambre à air flanche. A l'arrière d'une camionette en dépassement, une jeune indienne me sourit d'un air timide et ça me réchauffe le coeur. Je finis donc par arriver à l'hostal Carmén où je suis sensé retrouver K.
   Pauvre K.! Je serais bien resté un jour de plus au cabo de la vela si elle n'avait pas eu cette série de mauvaises nouvelles. Ils n'ont pas accepté de renouveler son visa, malgré ses pleurs au bureau des douanes devant six ou sept fonctionnaires goguenards, et sa lettre de recommandation du ministère pour travailler comme garde-parc volontaire; son copain Scott fait peut-être un rechute dans son cancer; et elle a toujours le poltergeist de cette longévivante gastro-entérite qui lui court aux trousses. C'est dur, je ne sais pas à quoi elle se raccroche la petite. Tout ses plans de travail en Colombie avec son amoureux semblent tomber à l'eau DAS (Departamento de Asuntos de Seguridad, la CIA Colombienne, qui sont chargés des tampons). Il est neuf heures quand j'arrive, je papote avec un peu tout le monde, bois du café, écris, dors sur la table de rêves étranges, fais connaissance avec la señora Carmén, et K. arrive. Nous bavardons un brin de nos (més)aventures, puis décidons de prendre une chambre ici même et de chercher un aventón mañana pour Bucaramanga (il s'agit de faire du stop). Laura K. part ensuite se reposer, et je commande un almuerzo (pescado frito, siempre igual, que je commence à dépioter comme un chef, et dont il ne reste sur le bord de mon assiette que trois arrêtes et un crâne). Je me sens un homme dur du désert, beaucoup d'autorité émane de ma personne, les gens viennent me questionner d'un air grave sur tout un tas de sujets et semblent chercher des réponses dans mes yeux...

   A la señora Carmén, j'ai donné un billet de veinte pour payer mon soda. Il faut bien les casser. Ça l'a un peu ennuyée mais, en bonne gérante, elle a su faire apparaître de la monnaie pour me rembourser.Je suis allé dans la rue pour téléphoner. J'ai payé avec la monnaie, après une tentative avortée pour casser un billet de dix. Mais on ne casse pas de gros billets sur le portefeuille d'un  nain.
   Un peu plus tard, alors que je continuais d'attendre Laura K. en somnolant, la señora Carmén est venue me parler. Elle a l'air très seule, et très triste, la
señora Carmén. Elle n'est pas d'ci, la señora Carmén, bien qu'elle y vive depuis quarante ans. Elle est née à Córdoba, elle a beaucoup migré, la señora Carmén, et elle a même vécu un moment au Vénézuéla, avant d'atterrir ici. Elle a l'air sans âge. Elle le dit sans colère: les gens d'ici ne lui plaisent pas beaucoup. Ils ne s'y entendent pas au commerce. Et ils abusent toujours de tout. C'est le moment de lui apprendre l'expression française: "donner leur le doigt, ils vous prennent le bras" à la señora Carmén. Ça l'amuse un peu, la señora Carmén. Puis pas trop. La naine du téléphone s'approche pour lui demander une faveur: de la monnaie pour casser un billet. Non, elle n'a pas ça la señora Carmén, elle le lui signifie sèchement. Le nain repart. J'ai un peu peur que tout à l'heure, en payant mon almuerzo avec un autre vingt mille, elle se questionne la señora Carmén, et qu'elle devine que j'ai passé la monnaie aux nains. Ça la rendrait un peu plus triste, la señora Carmén. Ce serait entre nous comme une trahison.

   Je me douche et me met également à la sieste dont j'ai failli ne pas sortir tellement j'étais cassé. Mais j'en suis sorti, à 15h30. Je suis parti en vélo visiter cette Babylone Colombienne: Maicao, ville-frontière, plus grosse communauté arabe du pays, l'unique Mosquée Colombienne, du pur commerce, je retrouve avec bonheur les boutiques et épiceries si familières en France: qui de la semoule, qui des shawarmas, des dattes, du lait fermenté, et des plus incroyables encore: des marchands vendant exclusivement des narghilés et des statues de la Vierge, pelle-mêle, du sol au plafond, dans un cirque enchanté d'encens et de couleurs. J'écris un message à ma mère, me ballade encore dans ce géant bazar, et au rabat-jour rentre à l'hôtel, muni d'un paquet de cornflakes et de lait frais. J'ai un peu la trouille, demain, de devoir faire du stop. Je me sens terriblement loin de Bogotá et un peu découragé par le trajet du retour. Ça va être dur.
   Je me rase avant de m'endormir, sans miroir et à la perfection. Se raser sans miroir et à la perfection, c'est un peu comme arriver pile à l'heure sans montre: un petit exploit. C'est bête, mais ça me remonte le moral. Je regarde la mappe et tout ce qu'on a accompli. Ça me parait irrél d'être allé aussi loin! Et d'ailleurs je me dis, Ah, pourquoi repartir alors que la frontière est juste là! Maintenant que je suis ici, je suis tenté de poursuivre sans plus me poser de questions: dans 16 kms le Vénézuela, puis les Guyanes, le Brésil, l'Océan et peut-être derrière, l'Afrique et le Monde. Continuer sur la route sans m'arrêter, en me demandant seulement où j'irai demain, sans savoir quel jour ce sera, ni ce qu'il y aura ensuite. Ne rentrer jamais. Oublier chaque jour ce que j'ai fait la veille, savourer chaque nouvelle rencontre comme la seule, et ne pleurer aucune rupture. Un jour enfin, m'allonger et disparaître dans le sable, ou dans le goitre d'un vautour. C'est le risque principal d'avoir goûté à la vie errante des nomades. On n'a plus guère envie de revenir habiter sur un calendrier.

Petit poème conclusif, du cycliste aux moustiques de la Côte, à la veille d'un atrabilaire et cafardeux divorce:

Au cycliste il incombe                        
D'ingurgiter force moustiques               
Par la bêtise d'un sourire                     
Et la puissance des vents.                   
Quels goût ont-ils, hé bien                   
S'il pleut, le moustique a goût de pluie, 
S'il fait soleil, goût de beau temps         
Et toujours il croustille.                        
    Zancudo est météo:   
Fait ce qu'il lui plaît,                            
Charge au cycliste de s'y soumettre.      

Mapa_Colombia_2


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Commentaires
A
En effet, c'est un petit exploit, c'est comme se branler sans mouchoir
Voyage d'éléphants
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