Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Voyage d'éléphants
15 octobre 2010

La descente de Valdivia

   Il fait très froid hors du sac de couchage, la buée sort de nos bouches en gros nuages. Nous ne sommes pas très loin des 2800 mètres snm. La discussion que j'ai eue avec Laura hier s'annonce en fait comme le début d'une longue dispute, et cette nuit j'ai dormi de façon agitée en faisant de nombreux cauchemars. Heureusement, la route, le froid et les paysages ont un effet appaisant. Nous chevauchons hardiment sur les llanos de Cuivas, le point le plus haut de notre passage. Il est saisissant que le moindre pli de terrain au fond d'un de ces champs puisse un jour devenir un haut sommet, si la Terre y pousse un peu. Ça impose le respect. En chemin, nous croisons un bon groupe de vautours au travail. Et aussi plus de militaires et d'hommes en armes, puisque nous entrons dans une zone où paramilitaires et guerrillas se disputent le contrôle des riches exploitations ganaderas de la région. Nous nous sommes toutefois bien renseignés sur la route, qui est sous contrôle de l'armée et donc très sûre de jour. Quand nous les croisons, les soldats poussent généralement des vivats. Certains ont tout juste dix-huit ans. Qu'ils soient guerrilleros, paramilitaires privés ou de l'armée nationale, j'ai de la peine pour ces garçons qui ont choisi les armes comme moyens de survie.
    Nous commençons à traverser, après Yarumal, une région au climat vraiment incroyable, probablement le plus étrange que nous ayons vu. Des villages plongés plus de six mois par an dans un nuage, qui parfois s'effondre d'un coup sur lui même en une pluie surgie du néant, et permet de voir le soleil et des éclairs d'arcs-en-ciel l'espace de dix minutes. Ensuite, le nuage se reforme, et le village est à nouveau dans la poix. On ne voit pas une maison à trois mètres! Les habitants y semblent encore plus reclus qu'ailleurs, certains vieillards ne connaissent même pas les villages voisins de seulement vingt kilomètres (les habitants d'un autre nuage). Imaginez l'effet qu'ont dû leur faire un français et une américaine blonde aux yeux bleus débarquant sur deux vélos. Pourtant, même en l'absence de conception d'un monde extérieur, l'information rentre; on sent partout come un air de décadence, et l'on croise des bars aux noms incompréhensible pour l'endroit (notament un certain "Binomio de oro" ou encore la "Tienda sin nombre"). Nous nous arrêtons dans un de ceux-ci, nous mangeons en contemplant la grande porte d'entrée: un rectangle de nuage qui semble hésiter à venir déjeuner avec nous, et d'où parfois surgissent des gens. Un écolier faisant ses devoirs à plat ventre sur la route. Trois filles en bas âge soutenant à grand peine leur père saoûl.
    Nous continuons jusqu'à Valdivia. Une éclaircie de temps à autre nous livre un paysage incroiyable: en face de nous, d'autres vallées perdues dont on peine à compter les nombreuses cascades. Nous laissons nos affaires chez Coco, un restaurateur situé en bord de route et hébergeant de façon permanente les militaires du retén (*). Nous nous rendons à la fête d'anniversaire du village, qui dure depuis dimanche dernier et jusqu'à dimanche prochain. Valdivia est un authentique village pirate de la vallée perdue. Dommage que nous ne puissions rester plus, à cause du madrugage. Je télépone pour la deuxième fois aujourd'hui à Laura, afin que nous avancions dans notre engueulade à distance. Fatigué, je m'appuyais sottement sur une vitrine de la boutique, si bien que mon coude est passé à travers, dans un grand éclat de verre brisé. Heureusement je ne me suis pas trop charcuté. Je payai les dégâts, bien sûr. L'incident eut ceci d'utile que la boutiquière, suite à notre discussion et se prenant de sympathie, nous procura un taxi de confiance pour rentrer chez Coco. On nous a formellement déconseillé de marcher sur la route après le crépuscule. Au restaurant, des tas de militaires papotant ou assis devant la télé, et un autre voyageur à moto s'étant arrêté là, et qui provient du même bled des Etats Unis que K.! Le monde est petit...

[...] La suite vient, mais sans vraiment trop d'ordre. Ce sont les mémoires du capitaine (bon sang, mais quel âge a-t-il?), écrites à Ovejas, en sirotant un lait fraise, après une sieste de demi-fou. Il fait chaud à éclater les têtes. Le capitaine se rappelle qu'il avait mal dormi cette nuit-là, à cause du passage de tous les camions et du rire de tous les soldats. Chaque fois qu'il ouvrait les yeux, il en apercevait un en train de faire sa ronde. C'est plus fort qu'eux, les soldats, si un individu dort par-terre, il faut qu'ils se mettent à faire la ronde autour. A monter la garde, comme nous on monte à vélo. Comme on ajoute des kilomètres aux kilomètres dans un collier de perles sans fil: la chaleur et le labeur de la semaine se transforment en celui du jour qui devient celui de l'heure puis celui de la minute, nous sommes une goutte dans cette cascade, et construisons inlassablement une pyramide en kilomètres. Et le capitaine a rêvé de toutes ces vallées perdues, sans cesse masquées par un nuage, si bien qu'il doit encore s'y cacher quelques dinosaures depuis les temps géologiques. C'est une région de monstres et de guerrilla, d'ailleurs rien qu'aujourd'hui on en a croisé quatre des enfants qui savaient marcher sans les mains. Des enfants qui avaient eu mauvaise mine...

Mapa_2

LEXIQUE :

binomio de oro : binôme d'or

ganadero : relatif au bétail

madrugar : se lever très tôt

(*) retén : poste de contrôle de police, constitué d'une ou plusieurs barricades semi-permanentes, et d'un groupe d'une douzaine de soldats. Ils assurent le contrôle d'une grand partie des véhicules en transit et la main-mise de l'État sur les grands axes routiers. Dans les régions en guerre comme le nord d'Antioquia, on peut en croiser jusqu'à un tous les dix kilomètres.

tienda sin nombre : la boutique sans nom

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Tu as pris les vautours en photo pour la prochaine carte du club j'espère ?
Voyage d'éléphants
  • Voici un blog destiné à rendre compte de notre année sabbatique en Amérique du Sud. Vous y trouverez lamas, babouches, opérations bicyclette, bouffe étrangère, treks dans la jungle, chats géants et tortures FARC pour pas cher pas cher !
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité