Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Voyage d'éléphants
28 octobre 2010

On ne fait pas de pirate sans lui casser les dents...

   Je me réveille, et cours déposer d'incroyables selles, noires cette fois. Ange, ils n'ont pas lésiné sur les colorants dans les petits gâteaux! J'ai le corps moulu d'après une bonne bastonnade, consécutive de la première, comme si j'avais voulu prendre ma revanche, ou avoir une deuxième chance, bref l'occasion de me sentir vivre avant d'être mort, à n'importe quel prix, c'est à dire, un peu sottement. Mais en quittant la caverne, je me sens déjà mieux. Ces rétablissements soudains me font réfléchir, et j'en discute avec K. qui ressent la même chose. Après un examen minutieux et une réflexion intense, nous comprenons que la grotte est en fait le repère occasionel d'une colonie de chauve-souris. La présence d'excréments, de poils et autres déjections est sans doute ce qui nous y rendait si malades, et l'air si irrespirable. La leçon est apprise, nous ne le ferons plus. Ils étaient cons, quand même, les keums des cavernes.
    Nous marchons sur le sable bouillant et sous un soleil brûlant, pris en sandwich entre deux braises blanches dès sept heures du matin. Nous sommes bien abattus et affaiblis, en mal d'amitié et de réconfort, et personne n'a l'air d'en avoir rien à foutre. J'aimerais m'affaler dans l'arène, en poussant un grand râle, les mâchoires largement ouvertes, et les yeux tournés vers le ciel, rien que pour voir si quelqu'un lèvera du siège son Saint-Luc. Un ami à moi faisait ça en arrivant au sommet de la tour Eiffel. Ça marchait à tous les coups.
     Nous passons devant un vendeur d'arepas. Comme j'ai grand faim, j'en commande une frite et fourrée à l'oeuf. Il est encore tôt, et le marchand me demande de patienter le temps qu'il la prépare. J'en profite illico pour passer avec lui derrière le comptoir, et apprendre son secret. Tout le truc réside dans la consistance de la pâte, qui doit être assez molle pour gonfler lors de la première friture, et l'astuce pour introduire l'oeuf dans l'arepa. Ensuite, on fait frire à nouveau, et c'est tout. L'homme me demande si en Argentine nous sommes polygames. Je lui réponds être Français, et qu'en principe non, nous ne le sommes pas. Il me commente que sur la Côte, ici, il n'est pas rare qu'un homme vive avec deux ou trois femmes, parfois des soeurs, bien que les Colombiennes soient très jalouses (clin d'oeil à sa femme). Nous échangeons deux trois blagues dans ce genre, rions fort, et comme je lui plais, il accepte de me raconter l'histoire de ce Parc.
   Celle-ci est en fait assez intimement liée à sa vie. Son nom est Alonzo Gomez. Autrefois, il était chasseur dans cette région, à l'arc, au piège et à la sarbacane, et il vendait la peau et la viande des animaux à différentes familles de différents clans. Un jour, un envoyé du gouvernement (qui allait devenir le premier directeur du Parc) a débarqué et interdit toute exploitation des ressources du Tayrona pour en faire une réserve naturelle. A vrai dire, les choses ne se sont pas si mal passées: il a réuni les divers indigènes et leur a tous donné la possibilité de travailler dans le parc en remplacement de leurs anciennes activités. C'est ainsi qu' Alonzo est passé de nomade à fonctionnaire. Cela a duré huit ans, le directeur était selon lui un homme bosseur et vraiment intéressé: il a tout très bien organisé: les équipes, le contôle de la faune et la flore... mais il a fini par disparaître avec la caisse, et tout l'argent des subventions gouvernementales. Ensuite vint une femme très sérieuse, qui avait étudié en Europe, extrêmement stricte et intransigeante, en particulier avec la corruption et les divers traffics, c'est elle qui a fait tout ce que l'on peut voir comme aménagements, en fait les seuls, puisque rien n'a été rénové depuis son départ... Elle était sans doute un peu trop droite, et pas assez rouée au système, si bien qu'on l'a assassinée en plein jour, au beau milieu d'une rue à Santa Marta. Un classique Colombien. Elle en est morte. Le directeur suivant, un envoyé du gouvernement, toujours en poste depuis, n'a encore jamais mis les pieds dans le parc. Il vit à Bogotá et se contente de céder tout ce qui peut l'être à des concessionnaires privés qui ne s'occupent de rien d'autre que de faire du pogon. C'est à ce moment là qu'Alonzo est passé de garde-parc à vendeur ambulant. Une sorte de promotion capitaliste. Comme fonctionnaires, ils n'ont gardé que les deux plus corrompus et paresseux, ceux de l'entrée. On les voie rarement ailleurs.
   Alonzo nous indique un autre chemin qui passe par la plage pour sortir. Nous regagnons Santa Marta, nous gavant en chemin de guineos (bananes naines extrêmement savoureuses qui ont un goût de mangue). Nous cherchons un hôtel pour nous reposer avant de repartir demain matin. Ils sont tous un peu plus chers que dans les autres villes, mais c'est à cause du tourisme. Nous nous lavons et faisons immédiatement la sieste. Je me réveille à 17h, et pars manger, mort de faim. Le restau craint un peu, des fourmis flottent dans mon verre de jus. Supplément protéine. K. me rejoint mais ne prend rien, et nous partons récupérer nos vélos au terminal. Nous nous connectons dans un cyber-café, et j'ai pleins de messages de ma mère, Noé, Laura, Mélissa et Ady qui me font le plus grand bien. Nous achetons aussi de la nourriture, et retournons à l'hôtel. Nous discutons tout en préparant nos sacs, et nous confions un peu plus l'un à l'autre.

 

   "A dix-huit ans je suis partie de chez mes parents, et j'ai vécu deux ans dans la rue avec les nécessiteux. Je n'ai jamais touché aux drogues, bien qu'en étant constament entourée. J'étais un peu paumée. Je viens d'une famille conservatrice des Etats-Unis, mon père est prof à la fac, ma mère ne me laissait jamais sortir de la maison. Je rêvais de voyager. Je me suis engagée sur un voilier, ai traversé l'Atlantique, fais le tour de l'Islande en vélo. Puis je suis allée en Alaska, travailler dans les métiers du bois et faire des économies. Je suis descendue de là jusqu'en Californie, à nouveau seule et en vélo. J'avais vingt-et-un ans. Cédant aux suppliques de mes parents, je suis allée étudier la philosophie à l'université. Les deux années les plus horribles de ma vie. J'étais entourée de jeunes sans aucun rêves, qui ne s'intéressaient à rien, surtout pas aux cours qu'on nous donnait, seulement à faire la fête, à boire, fumer, coucher les uns avec les autres, et décrocher leurs petits diplômes pour les épingler aux murs de leurs bureaux. C'est alors que j'ai compris que je ne pourrai pas rester là, que je voulais voyager, et rester indépendante de tout. J'ai donc fait ce que font des milliers de jeunes de mon âge: travailler comme show-girl tous les étés, je dansais nue dans les boîtes de nuit, et plaçais tous mes salaires (des liasses d'argent liquide) dans le coffre-fort d'une banque. La plupart des étudiantes qui rentrent dans ce milieu ne s'en sortent pas. Grisées par les sommes qu'on leur propose, elles commencent à s'endetter en achetant une maison, une voiture, des habits coûteux, certaines tombent dans la drogue; et alors elles sont obligées d'aller plus loin pour payer: prostitution, pornographie, etc, jusqu'à ce qu'elles soient trop vieilles et que le rêve s'effondre. Moi, j'ai tout arrêté au bout de quatre ans, je suis descendue en stop des Etats-Unis jusqu'en Amérique centrale avec Scott, le fils d'une très riche famille nord-américaine rencontré lors d'une fête étudiante, nous avons travaillés ensmble dans diverses ONGs au Nicaragua, Costa Rica et à Panama, vivant plus d'un an et demi sous une tente dans les jungles. Ensuite, il est retourné travailler aux États-Unis, et je suis montée comme aide dans un voilier pour la Colombie. J'ai repris des études littéraires pendant un semestre, en savourant cette fois la solitude de la ville, et j'ai décidé de partir en vélo explorer le pays. La suite tu la connais."

  Laura K. me raconte ça sans morgue, avec son calme et son intelligence habituels. Pour elle, il ne s'est jamais agi d'une  révolte contre quelque chose. C'était simplement vivre et bâtir ses rêves, en en payant le prix. Passer son agrégation, vendre son innocence... Jusqu'à quels extrêmes peut mener l'envie de voyager? C'est une force irrépressible, et il semble que rien n'arrête ceux qu'elle anime. Ni les océans, ni les montagnes.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Elle en est morte... Nice<br /> Joli début d'histoire... En effet je commence à croire
Voyage d'éléphants
  • Voici un blog destiné à rendre compte de notre année sabbatique en Amérique du Sud. Vous y trouverez lamas, babouches, opérations bicyclette, bouffe étrangère, treks dans la jungle, chats géants et tortures FARC pour pas cher pas cher !
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité